vendredi 20 septembre 2013

Evènements Réalités Nouvelles 2013

"Croisements" au sein des Réalités Nouvelles 2013 

par Françoise Caille


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"Croisements" est une initiative qui met en lumière certains aspects de l’abstraction contemporaine, donnant une profondeur de champ au rassemblement diversifié des artistes qui se croisent au Salon des Réalités Nouvelles. Réunies autour d’une interrogation portée aujourd’hui par l’historienne de l’art Françoise Caille, Susan Cantrick, Diane de Cicco, Leslie Greene et Susan Bottrell réaffirment la validité du concept de “réalité nouvelle”, idée inépuisable par définition. La convergence de ces artistes au sein du salon dépasse toute frontière nationale ou biculturelle, menant ainsi à l'enrichissement multiculturel qui est l’un des éléments majeurs propres au rassemblement. Partant d’une attitude cosmopolite qui embrasse toute la diversité et la complexité du rhizome deleuzien, ces artistes célèbrent l'éclectisme stimulant des pratiques courantes de l’art abstrait tout en le situant dans l'hétérarchie des formes de l’art actuel. En dialogue avec Françoise Caille, elles affirment la valeur de l’abstraction en tant que ressource vitale et renouvelable à l'infini, tenant résolument sa place dans l’univers polymorphe des pratiques artistiques contemporaines. 
Susan Cantrick


Cantrick, de Cicco, Greene et Bottrell se croisent aux RN
par Françoise Caille

La notion de croisements mise en exergue par Susan Cantrick, Diane de Cicco, Leslie Greene et Susan Bottrell dans le cadre de Réalités Nouvelles offre une polysémie particulièrement riche. Elle évoque d’abord, et c’est le sens réel de Crossroads, l’image d’un point d’intersection, d’une convergence, qui n’est pas une fin, celle de quatre voies artistiques qui se croisent à un moment donné, avec une invitation à poursuivre. C’est un croisement multiculturel aussi, celui de quatre parcours artistiques initiés aux USA, puis menés en France, qui implique l’idée des chemins d’où l’on vient et ceux que l’on va emprunter. Yves Bonnefoy ouvrait son livre L’Arrière-pays par cet incipit : « J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou presque : là, à deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dont déjà je m’éloigne, oui, c’est là que s’ouvrait un pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que désormais j’ai perdu. »1 
La route d’un artiste est rarement linéaire. La peinture abstraite, plus encore, est une sorte de voyage intime, qui nécessite parfois de faire le point, de s’exposer au regard d’autrui et d’échanger avec ses pairs. La rencontre de Cantrick, de Cicco, Greene et Bottrell constitue, aujourd’hui, un moyen de réfléchir sur le sens de leurs travaux respectifs, de comprendre leur implication en tant qu’artistes dans la sphère de l’abstraction. 


Aujourd’hui, l’art abstrait n’est plus transgressif comme il l’a été au cours du XXe siècle où chaque nouvelle tendance rompait avec la précédente. Les mouvements étaient alors refermés sur eux-mêmes, chacun orienté vers une démarche, s’appuyant sur une théorie, développant un vocabulaire plastique interne à chaque groupe. L'abstraction, en ce début de XXIe siècle, est beaucoup plus éclatée, moins regroupée en chapelles, moins univoque. Le concept de croisement semble la caractériser pleinement, car la plupart des pratiques actuelles se sont enrichies de toutes celles du passé et se situent au carrefour de plusieurs d’entre elles. Il rejoint la pensée rhizomorphe de Gilles Deleuze, au sens où l’abstraction actuelle est une forme de réseau ramifié sans courants dominants, où n’importe quel point du rhizome peut être connecté à un autre. Cela conduit à une multiplicité tant à l’échelle de toutes les formes d’abstraction qu’à l’intérieur d’une pratique elle-même, comme le donne à voir le travail de ces quatre artistes.

Susan Cantrick construit des rapports spatiaux où le plein domine sur la sensation de vide. La dynamique des lignes et l’assemblage des structures, tel un transfert plastique de strates perceptives inconscientes, semblent créer des tensions qui trouvent leur résolution dans l’ancrage des compositions. L’espace s’emplit, construit une totalité, une plénitude structurelle. En paraphrasant Henri Michaux, on peut y percevoir une forme de « paix dans les brisements »2.

Diane de Cicco évolue dans les marges de l’art abstrait, à la limite entre un univers construit par des éléments organisés loin de tout référent objectif et des paysages parfois proches du réel. Un arbre « n’est pas volontairement un arbre, » écrit-elle, « mais il est là parce que ma pensée est structurée… habitée par les arbres. » Les indices du réel s’évanouissent… devant l’émotion qui émane des paysages imaginaires ; ne restent plus que la lumière ou la pénombre, le chaud ou le froid, le calme ou la tempête, des sensations physiques et psychiques qui font vibrer les œuvres.

Pour Leslie Greene, peindre est une recherche et une découverte, un dépassement de la réalité sociale pour laisser place aux images de l’inattendu. La technique n’agit que par l’expérience. Il en résulte une riche palette de couleurs et un vaste répertoire de formes, d’où émergent deux registres dominants : gestes spontanés et lignes orthogonales qu’elle tente de maîtriser en soulevant les bords du tableau ou simplement par des tracés au pinceau. Dans les deux cas, la fragilité du trait est perceptible. On saisit là ce que l’artiste nomme « la grande tension entre l’inconnu et la maîtrise », le risque de l’accident et l’incertitude du résultat confrontés en permanence au souci de l’équilibre.

Susan Bottrell explore un langage qui se veut pictural autant que scriptural. Des signes graphiques emplissent la toile d’une écriture automatique polymorphe. Parfois régulière et élégante, parfois aléatoire et désordonnée, fine comme un fil ou plus appuyée en rubans ou en traces épaisses, monochrome ou multicolore, cette écriture apparaît comme la projection d’un souffle intérieur, la musique d’une histoire personnelle indéchiffrable. 

Comme le donne à voir le travail de ces quatre artistes, l’abstraction embrasse des démarches multiples. On y rencontre différentes façons d’appréhender le support, de penser l’espace, d’entrer dans la profondeur ou de rester en surface, de se nourrir du concret pour l’effacer ou, au contraire, de faire émerger de la matière abstraite quelques bribes du réel. Elle brouille souvent les catégories et navigue entre peinture, photo, images numériques, collage, etc. L’acte artistique y résulte de deux impulsions : l’une soumise aux outils et à la technique, l’autre liée à une forme d’abandon, d’oubli des mots et des images, même lorsque l’œuvre s’inspire d’émotions ou de faits réels. L’œuvre abstraite est ainsi le résultat d’une expérience intérieure et favorise une projection plus ou moins vive de l’inconscient, même lorsqu’elle aboutit à une simplification extrême des formes. Elle révèle une façon d’être au monde et de s’interroger sur le mystère de la vie, laissant le champ ouvert sur une infinité de possibles.

copyright Françoise Caille 2013

1. Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, Gallimard, Paris, 1972, p. 9.
2. Henri Michaux, L’Espace du dedans,Gallimard, 1966, p. 361