mercredi 5 juillet 2017

Jacky Ferrand répond au questionnaire des Réalités Nouvelles.

JACKY FERRAND est né le 14 juillet 1958 à Rochefort-sur-Mer. Il vit et travaille Saintes.  

Grisé par le bleu, acrylique sur toile,
1m d'envergure, 2016
 Déplié 3, acrylique sur toile, 40 X40 cm, 2017


Pouvez-vous décrire brièvement votre travail ?
Can you briefly describe what you do ?

« Personnellement, je pense qu'il ne restera du vingtième siècle que l 'art construit, Vous voyez, je suis plutôt optimiste » déclarait en Juillet/Septembre 1996 Aurélie Nemours. Nous sommes désormais largement engagés dans le vingt et unième siècle, et, partageant l'avis d'Aurélie Nemours je m'efforce de créer des œuvres construites, abstraites et géométriques qui rebrassent en permanence le « trinôme principiel »(1) : forme, rythme et structure. J’ajouterai à cela la présence dans la couleur d'une texture labyrinthique qui suggère une dimension spécifique de l'art et de la beauté, selon la philosophie chinoise ; celle du « caché/manifesté » ou yin-xian (2) indiquant par là que la beauté d'une œuvre est toujours un advenir ou une épiphanie, une rencontre entre cette beauté présente et le regard qui la capte et la révélation de la pensée plastique qui l'anime.

Qu'est-ce qui vous motive pour créer ?
What drives you to make work ?

Pour reprendre les termes de René Passeron (3) ce qui me motive le plus pour créer c'est la création elle-même ou l'instauration, si chère à Etienne Souriau (4) dont le mystère reste entier  et que l'on peut résumer ainsi : donner l'existence à un être, qui jusqu'alors, n'était pas. Ce qui exclue toute copie et toute répétition et oblige sans cesse à repenser tout le processus créatif. Pour nourrir de telles fins nous puisons dans le champ des sciences, des lettres et des arts en essayant d'éviter les écueils de l'illustration, de l'écholalie ou du décoratif.


Pouvez-vous nous parler de votre pratique au jour le jour ?
Can you tell us something of your day-to-day practices ?

La fréquentation de l'atelier, éloigné de la ville et du domicile permet un retrait et un recul indispensables pour une telle pratique. L'activité plastique proprement dite comporte au moins trois phases différenciables : conception et fabrication des supports ( bois qui reçoivent les toiles marouflées), réalisation de très nombreux croquis, dessins sur des carnets divers qui seront la matière première du choix des toiles réalisées par la suite. Cette réalisation finale constitue la troisième phase du travail. Énoncée de cette façon « la faktura » pour reprendre un terme cher aux artistes russes construits ou constructivistes semble hiérarchisée de manière relativement classique ; le dessin ordonnant la suite des opérations. Il n'en est rien, ces trois phases s'alimentent mutuellement ; la fabrication d'un support ou d'une série de supports peut générer différentes idées d’œuvres à venir, les rapports colorés d'un tableau susciteront des idées de formats différents, le jeu des textures labyrinthiques appelleront de nouvelles organisations plastiques et le dessin sera dès lors tout autant mémoire, journal que projet, incipit. Même si la réalisation des œuvres impose une discipline quotidienne avec le travail des couches successives par exemple, le travail quotidien créatif est lui plus chaotique, il consiste à interroger journellement l'ensemble des composantes matérielles et intellectuelles de mon travail plastique que ce soit en lisant, en écrivant, en dessinant, en conversant, ou encore en balayant et rangeant l'atelier...

Depuis quand travaillez-vous de cette manière?
How long have you been working in that way ?

Depuis une trentaine d'années. J'ai essayé de développer ce travail en parallèle avec une activité enseignante  Les deux se sont parfois mutuellement fragilisées, elles semblent désormais se consolider, elles gagnent en autonomie et indépendance.



Le gris est le cendrier du soleil, acrylique sur toiles,
environ 1m X 2m  d'envergure, 2016.


Quels sont les artistes qui vous ont le plus influencés ?
Which artists have had the greatest affect on your work ?

Il me semble que j'ai commencé à répondre à cette question en début d'entretien en citant Aurélie Nemours. J'ai également eu la chance de connaître François Molnar et Vera Molnar quand j'étudiais à Paris I. dans les années 70. A l'époque je n'étais ni prêt, ni disposé à vraiment m’intéresser à cette approche de l'art qui faisait la part belle à la psychologie de la forme et la cybernétique. J'ai du opérer un long détour avant de revenir vers les problématiques dont ces artistes étaient les précurseurs en France. Dans ces détours un artiste a largement influé sur moi pour renouveler mon questionnement du foisonnement créatif des arts plastiques qui va des suprématistes et constructivistes russes à de nombreux amis exposés aux Réalités Nouvelles dans la section « géométrique », en passant par des artistes tels que François Morellet ou Manfred Mohr. Il s'agit précisément de celui qui anima, des années durant, la dite section géométrique du salon, à savoir : Henri Prosi

Qu'est ce qui en dehors des arts visuels fait évoluer votre travail?
What outside of visual art informs your practice ?

La vulgarisation scientifique de qualité contribue beaucoup , peut-être plus qu'à l'évolution de mon travail, à sa vitalisation, son intensification. Prenons la notion de Erewhon, empruntée à Deleuze qu'Ilya Prigogine et Isabelle Stengers citent à la fin de leur célèbre ouvrage : La nouvelle alliance : «  l'Erewhon est un lieu utopique, à la fois, « ici et maintenant » et « nulle part » d'où sortent, inépuisables, les « ici » et les « maintenant » toujours nouveaux, autrement distribués ...Je fais fais, refais et défais mes concepts à partir d'un horizon mouvant, d'un centre toujours décentré d'une périphérie toujours déplacée qui les déplace et les différencie ». Remplaçons le mot concept par celui de « percept », idiome deleuzien, et nous nous retrouvons au cœur d'une démarche poïétique partagée entre la philosophie et les arts plastiques qui motive profondément mon travail comme j'ai pu le dire précédemment . A côté des sciences le philosophe comme l'artiste n'utilise pas les puissances de l'imagination de manière heuristique, pour inspirer des hypothèses expérimentales et théoriques, mais les portent à leur plus haute intensité par une exigence acérée de cohérence et de précision (5)
De même lorsqu'un neuro-biologiste tel que Jean-Pierre Changeux (6) éclaire à sa façon le concept éminemment esthétique d' « harmonie » par celui de « consensus partium » hérité de la philosophie platonicienne et nous propose celui de « parcimonie » pouvant, lui, éclairer beaucoup de démarches minimalistes ou programmatrices dans les arts abstraits géométriques, nous trouvons là des encouragements et motivations à développer notre travail sans y chercher une quelconque et présupposée justification ou reconnaissance.  Mais à l'instar de Jean-Marc Lévy-Leblond, dont le livre de poche cité ici est illustré en couverture d'une œuvre de François Morellet et à qui il consacre quelques lignes, je ne pense pas qu'il faille surévaluer les rapports entre les sciences et les arts et vouloir « favoriser la convergence des pratiques artistiques et des pratiques techno-scientifiques, afin d'atténuer, ou d'abolir, une séparation douloureuse. Mais l'histoire de l'humanité, et celle de ses pratiques culturelles en particulier, n'est-elle pas celle de la séparation de ses divers champs d'activité, de leur autonomisation ? L'idée d'une réunification œcuménique, des grandes retrouvaillesd de l'art et de la science, me paraît relever d'une nostalgie naïve plus que d'un projet informé, fût-il utopique. »(7)

Comment souhaitez-vous que le public reçoive votre travail ?
How would you like people to engage with your work ?

Avec la plus grande disponibilité d'esprit qui soit et une exigence critique réellement fondée sur une connaissance des enjeux et transformations de l'art construit et géométrique d'aujourd'hui, eux-mêmes inscrits dans les mutations de nos mondes et de nos perceptions, représentations et conceptualisations. Ce que Claude Margat exprime ainsi : « Trop occupé pour voir, embarrassé notre regard, encombré. A perdu sa fluidité, ne conduit plus.
Et pourtant, il arrive parfois que l'impensé nous prête encore ses yeux. Le spectacle du monde devient alors d'une étrangeté insensée. »(8) ou encore : « L'homme au regard est le terme et le butoir du mouvement, le terme et le butoir du geste qui s'immobilise en lui, le terme et le détour d'un autre geste, d'un autre commencement. L'homme au regard qui s'ouvre est le sujet du monde, le sujet stupéfait de l'infini. »(9)
Bernard Noël à propos de Henri Michaux exprime lui cette saisie du regard ainsi : « Légèreté partout : l’œil n'est pas une bouche en train de mâchonner des mots, il caresse des surfaces et voit courir dessous des milliers de choses impossibles, qui sont l'éternité remuant dans la poussière de l'instant. Le réel tout à coup se tient au milieu de la pupille parce que le monde enfin est regardé tel qu'il apparaît et non tel qu'il est. »(10) Nous ne sommes pas loin de l'esthétique prônée par François Cheng plus haut et par conséquent on ne s'étonnera pas de la retrouver dans les propos récents du grand sinologue François Jullien quand il parle de décapage ( des opinions ) et de décantation ( de l'expérience ) pour accéder à la lucidité. Cette réception lucide, éclairée et critique nous oblige bien sûr tout autant qu'elle peut nous aider dans la réception de notre travail..

Qu'est ce qui vous passionne actuellement ?
Have you seen anything recently that has made an impression ?

Passionné serait exagéré mais je suis particulièrement sensible à la démultiplication et la diversification du champ des arts plastiques abstraits. Abstract Project est une fenêtre de choix sur ce phénomène. Certains y verront un émiettement, une dissémination répétitive des grandes questions plastiques héritées du XXe siècle. Ce n'est pas mon avis, j'y vois davantage une floraison, un fourmillement créatif où s'inventent de nouvelles pratiques de l'abstraction, où se créent de nouveaux langages artistiques, où s'épanouissent les mutations de nos cultures soumises aux techno-sciences, à la tyrannie de la Communication et au libéralisme sans concession.
 
Grisé par le bleu, acrylique sur toile,
1m d'envergure, 2016

Dans quel sens selon vous doit évoluer l'art abstrait ?
In your opinion, how should be the future abstract art evolution ?

L'art abstrait « moderne » fut un art de la Forme de l'affirmation et de l'autonomie de celle-ci. Aujourd'hui cette autonomie conquise de haute lutte permet d'interroger les relations des formes, les dynamiques créatrices de celles-ci. La programmation cybernétique, les recherches en psychologie de la perception de la forme comme des couleurs, la neuro-biologie, la génétique, la physique, les hybridations techno-scientifiques ont relancé l'art abstrait qui les avaient largement nourri. Pour autant l'Art Abstrait ne doit rien sacrifier de son autonomie, de sa spécificité, ni de son histoire.  Sans pour cela s'enfermer dans un illusoire pré carré ( joli mot pour parler d'abstraction géométrique) qui la ferait rapidement régresser vers des formules éculées et décoratives. Il lui faut donc s'imprégner du bain culturel dans lequel elle baigne ( politiques, lettres, arts et sciences) sans s'y noyer, sans rien concéder de ses enjeux, de ses paris, de ses ambitions.
Saintes, le 29.06.2017
Notes :
1-Louis Lucciani, La peinture des concepts, L'Harmattan, Paris, 2003
2-François Cheng,  Cinq méditations sur la beauté , Albin Michel, Paris , 2006
3-René Passeron, La naissance d'Icare , ae2cgEditions, Valenciennes, 1996
4-Etienne Souriau, Vocabulaire d'esthétique, PUF, Paris, 1990
5-Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance,Gallimard-Paris-1979
6-Jean-Pierre Changeux , Du vrai, du beau, du bien, Odile Jacob, Paris, 2008
7-Jean-Marc Lévy-Leblond, La pierre de touche , Folio essais, Gallimard, Paris, 1996
8-Claude Margat,  Regard dedans, Editions Unes, Trans-en-Provence, 1984
9-Claude Margat, Vision dans le silence, Editions Unes, Draguignan, 1997
10- Bernard Noël, Vers Henri Michaux, Editions Unes, Draguignan, 1998

11-François Jullien, Une seconde vie, Grasset, Paris, 2017